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De India
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Extraits- "Loin de Chandigarh"

Extraits- "Loin de Chandigarh"

EXTRAIT 1:

"Dès la lumière éteinte, nos corps se cherchaient, l'ancien rythme reprenait ses droits, nous reconstituions le puzzle coeur poils chaleur moiteur dureté douceur odeur saveur mémoire désir, et il en résultait un plaisir et une paix tenaces"

EXTRAIT 2:


"L'amour est l'histoire, le vin dans la bouteille. Le narrateur est simplement la bouteille: il n'a d'importance que jusqu'au moment où le vin est goûté. Les belles bouteilles meurent sur l'étagère si le vin est mauvais, si les histoires pataugent.
Nous connaissons tous des gens beaux qui n'ont jamais connu l'amour.
Comme les grands romans, les histoires que se racontent les amants peuvent traiter de n'importe quel sujet et être dites sur n'importe quel ton. Elles peuvent avoir l'exubérance de Dickens ou le laconisme de Hemingway; elles peuvent fourmiller comme Joyce ou déconcerter comme Kafka; elles peuvent être farfelues comme Lewis Carroll ou tristes comme Thomas Hardy. Elles peuvent être sombres, comiques, philosophiques, cinglées.
Mais elles doivent être vraies.
De cette façon singulièrement mensongère qu'ont les grands romans d'être vrais.
De cette façon singulièrement fausse qu'a le grand amour d'être vrai"

EXTRAIT 3:

"Le ciel bleu sale; un voile de poussière suspendu dans l'air. Des affiches publicitaires criardes, placardées sur tous les murs disponibles des maisons, des dhabas, des boutiques. Publicités pour les colas, les cigarettes, les bidis, les savons (...)Et les magasins de pneus et les ateliers de mécanique et les gargotes et les gens, partout, accroupis, marchant, mangeant, dormant, déféquant, urinant, pédalant, regardant- absolument partout".

EXTRAIT 4:

"Mais nous étions jeunes alors, et enclins à voir les ruelles de l'histoire que nous parcourions comme des autoroutes. Et, avec les certitudes de la jeunesse, nous pensions discerner où menaient ces autoroutes. Aujourd'hui, je sais qu'il est impossible de prévoir l'avenir de deux personnes. A fortiori d'un million.
Nul ne sait ce qu'il adviendra, car nul ne sait ce que font les hommes.
Quant aux autoroutes de l'histoire, elles n'existent pas tant que l'histoire est en marche. On ne les identifie et on n'en trouve la preuve que longtemps après, de même que les tests ADN ne démasquent le vrai géniteur qu'une fois l'enfant né. C'est seulement une fois la poussière retombée qu'on l'on peut suivre l'itinéraire du sperme du tueur. Ainsi le rejeton autrichien, qui sort tout frétillant de Linz, affublé d'une petite moustache. Le rejeton fondamentaliste en djellaba qui surgit enragé d'un palais arabe. Le rejeton à la longue barbe flottante, qui quitte en chahutant un séminaire religieux près d'Amritsar. Et cet autre, en courtes culottes bouffantes, qui émerge timidement d'une maison de la classe moyenne, dans le gigantesque Hindoustan.
Du sperme entonnant le chant de l'homicide universel.
Chacun roulant à toute vitesse sur une autoroute torride où l'histoire s'affrondait, suffoquée"

EXTRAIT 5

"En cet hiver 1987, l'Inde était envahie de projets ayant mal tourné. Projets agricoles, politiques, économiques, éducatifs, religieux, projets visant à enrayer la fraude fiscale, attirer les touristes blancs, rendre l'eau potable, protéger les animaux, améliorer la condition féminine, lutter contre le dépistage des foetus femelles, contre la malnutrition des enfants, étendre rapidement la vasectomie, projets de nationalisation, projets de privatisation, projets médicaux, culturels, scientifiques, sportifs, sanitaires, projets de préservation de l'Inde ancestrale, projets de développement de l'Inde nouvelle.
Nous avions assimilé l'art de la nomenclature de l'homme blanc.
Des étiquettes prestigieuses masquaient des choses impardonnables.
A travers le pays entier, des hommes et des femmes à la mine sévère, vêtus d'amples vêtements flottants, se réunissaient en comités et bureaux pour extraire de leurs molles imaginations d'innombrables projets, tous parés de noms éloquents, lesquels étaient ensuite mâchés par les dents en perpétuelle mastication du gouvernement, tels les bâtons de sucre de canne concassés par les broyeurs au bord des routes. Le jus étaient mis de côté et les fibres laissées à disposition.
Le peuple regardait le jus et mangeait les fibres.
L'Inde disait un ami, est un club de gymkhana où le peuple a le droit de vote, mais dont les membres sont les politiciens et les bureaucrates.
Mon grand-père, lui, disait simplement : "Dans l'obscurité, même un cul peut ressembler à un visage".
En cet hiver 1987, Indira Ghandi était morte. Depuis trois ans. mon père avait pleuré en apprenant qu'elle avait été criblée de balles. Je l'avais regardé avec mépris. Indira avait à répondre de beaucoup de méfaits et j'espérais que quelqu'un lui demanderait des comptes.
 Rajiv Ghandi était vivant mais s'étiolait rapidement. Il nous avait annoncé qu'il avait un rêve. Or ce rêve était méthodiquement éviscéré dans les abattoirs de sa naïveté. Chez sa mère, le poison était l'arrogance. Chez lui, c'était la naïveté. Tout allait mal se terminer, et tragiquement. Rajiv aurait des questions à poser et, avec un peu de chance, quelqu'un, là-haut, lui répondrait.
Le Droite hindoue n'avait pas encore atteint son caractère délirant. Il faut du temps à un peuple pour dégringoler des sommets. 1947 nous avait laissés dans une position isolée et difficile. Le temps de la Droite délirante advint avec la perte progressive des grandes idées de modernisme et de démocratie dont nous avaient nourris les splendides combattants de la liberté, et avec le retour à nos petitesses de caste, de communauté et de religion.
L'esprit de la Droite délirante consistait à comprendre que, dans l'obscurité, un cul peut ressembler à un visage, mais demeure un simple cul. S'adresser à un cul en tant que cul, c'est provoquer un dialogue de reconnaissance. Ce peut être un tel soulagement de ne plus prétendre être un visage. Comme d'abandonner couteau et fourchette pour manger avec ses doigts.
Il y a un soulagement immense à baisser son pantalon pour exhiber ses fesses.
Un soulagement immense à être une confédération de culs.
Le poison d'Indira Ghandi était l'arrogance.
Celui de Rajiv Ghandi était la naïveté.
Et celui de la Droite délirante, la mesquinerie.
En cet hiver 1987, Indira Ghandi était morte, Rajiv Ghandi vivant et la Droite délirante embryonnaire. Mais ni la morte, ni le vivant, ni l'embryon ne me retinrent de venir à Delhi."

EXTRAIT 6:

"Nous avions saisi nos rêves et les lisions comme des livres de comptes; et nos livres de comptes étaient devenus les journaux intimes des voleurs.
Nous avions perdu la grâce et découvert l'avarice
Nous avions perdu la magie des grandes luttes sans trouver les raffinements du banal.
Nous étions tous pris au piège d'une extraodinaire parodie burlesque de la mesquinerie.
Tous. Chaque jour.Partout. De nos minables logis aux somptueux édifices de la Nouvelle Delhi coloniale. Nous avions échoué à devenir qui nous pouvions être.
Nous devenions moins que ce que nous étions.
Mais la vérité est que je m'en moquais. Les nations et les masses suivront leur voie perverse, étincelant et déclinant au rythme de cycles aléatoires de bêtise et de valeur. J'avais ma propre vie à affronter, et ainsi que le savent tous ceux qui ont vécu, une petite existence exige autant d'attention et de pilotage qu'une nation entière.
Il y avait de fortes chances que le pays trouve sa route plus vite que moi"